"L'autre coté de la vie" Philippe Ragueneau

 

      Compagnon de la libération, Philippe Ragueneau est journaliste et homme de télévision. Il a publié de nombreux ouvrages, tels L’histoire édifiante et véridique du chat Moune (1981), Le dictionnaire du gaullisme (1994), Un homme de l’ombre (1998).
     Dans ce livre à la fois humain, simple et gage d’espoir, il raconte comment il est arrivé à   communiquer, par delà la mort, avec son épouse bien-aimée, Catherine Anglade, celle-ci s’y étant engagée de son vivant. Elle l’accompagne chaque jour de sa vie sur Terre, elle le guide, le protège et l’attend jusqu’au jour où il la rejoindra à son tour de « l’autre côté de la vie »….

 

     1/ Situation (1er signe) : Philippe Ragueneau et sa fille arrivent dans la maison de campagne, à Gordes, après le « départ » de Catherine.

      Sylvie s’exclama :
     « J’ai laissé mon sac sur la table de la chambre et, dedans, il y a mon chéquier. Comme tu n’as pas fermé la maison, à cause des chats, ça m’embête un peu. Je vais le chercher, j’en ai pour une minute.
     - C’est prudent, en effet. Je vais aussi sortir le mien de ma boîte à archives. On ne sait jamais. »


     Sylvie avait récupéré son sac. Mais, dans la chemise à sangle qui contenait mes documents financiers, tout se trouvait bien là, sauf mon chéquier justement. Et je me souvins tout à coup que la veille, à Paris, j’avais établi deux chèques : un pour France Télécom et un pour EDF-GDF et que, machinalement, j’avais replacé mon chéquier dans le petit tiroir de mon bureau à cylindre, face à moi. (On ne se défait pas facilement de ses habitudes.)  Je me souvenais même que j’avais eu du mal à refermer le tiroir car un agenda périmé le bloquait. Tant pis. On aviserait.
     Nos courses terminées, je téléphonerai à Roger :


     « Désolé de te déranger, ma vieille. J’ai oublié mon chéquier dans le tiroir du milieu de mon bureau. Demain matin, la soubrette qui a les clés, vient faire le ménage. Pourrais-tu passer me le prendre et le poster ?
     - Sans problème. »


     Après quoi, Sylvie et moi avons vidé les valises, pendu les vêtements sur les cintres, donné un coup de chiffon sur les meubles, nourri les chats et sorti les fauteuils sur la terrasse. C’est là qu’après le déjeuner je choisis de me prélasser au soleil, heureusement surpris d’avoir affronté l’épreuve de ce retour avec une relative sérénité.
     Et c’est alors que la tentation me vint de faire un peu de provocation. J’appelai Catherine, dont l’ombre légère rôdait sûrement dans les parages :


     « Cathy, ma chérie, ça m’ennuie que mon chéquier voyage par la poste. Il peut se perdre, on peut le voler – Ramène-le moi, je t’en prie. »
     Pourquoi me suis-je levé l’instant d’après ?


     Pourquoi suis-je allé vers la voiture, vide de tout bagage et je n’avais rien à y faire ? Pourquoi ai-je ouvert la portière arrière, ce que je ne fais jamais puisque je conduis… Entre mon siège et la baquette arrière, mon chéquier était sur le sol !
     Or, à aucun moment depuis le départ, je n’avais ouvert la chemise à sangle, sauf ce matin pour découvrir qu’il n’était pas là, et à aucun moment je n’avais ouvert la boîte à archives, laquelle, d’ailleurs, se trouvait dans le coffre. Le carburant, je l’avais payé en espèces. Les chèques, je les avais faits la veille, comme en témoignaient les souches et je me revoyais clairement débloquant le tiroir pour y ranger le chéquier.
     Aucun doute ne m’était permis : la minute d’avant, mon chéquier était à Paris ; la minute d’après il se trouvait sur le sol de la voiture. De surcroît, j’avais un témoin :      Sylvie, qui, me voyant revenir, hilare, en brandissant l’objet, s’était exclamée :


     « Eh bien, moi, ça ne m’étonne pas ! »

     Le signe que j’attendais, que j’espérais, il était là, clair comme le jour. Enfin !
     A partir de là, tout a changé. Mais pas d’un coup. Ce qui fut d’abord perceptible, c’est la présence immatérielle de Catherine dans cette maison et sur ces trois hectares de bois et de prairie où j’avais tant redouté de me retrouver, seul avec mes souvenirs et ma détresse.
     Grâce à cela il ne me fut pas insupportable de parcourir...

 

 

     2/ Situation : Le soir après dîner ; premier contact entre Philippe et Catherine.

     Le soir, après dîner, j’étais accoutumé à monter jusqu’à la piscine par le jardin en terrasses. De là-haut, la vue sur la vallée et la montagne était plus belle encore……Comme toujours, Mimi et Lulu m’avaient suivi. Eux aussi aimaient ce lieu, ce site, cette paix profonde qui tombait des étoiles. Mimi s’allongeait sur mes jambes. Lulu l’acrobate sautait sur le toit et, au-dessus de ma tête, ses petites pattes couraient sur les tuiles. Et à cet instant j’entendis :
     « Tu es bien, mon bonhomme ? »
     Je sursautai ! « Mon bonhomme »… Catherine m’appelait ainsi dan les moments de grande tendresse, mais je l’avais complètement oublié… Aucun doute possible, cette fois-ci c’était bien elle qui avait parlé, et non pas mon imagination !
     Une bouffée de bonheur m’envahit. La communication passait ! Elle tenait sa promesse et tout rentrait dans l’ordre.
     Maintenant je la sentais, presque physiquement, tout près de moi, allongée sur l’autre transat, me regardant et souriant, levant la tête pour guetter les pas d’oiseau de son petit chat sur le toit, me tendant même la main par-dessus l’accoudoir…
     Les choses reprenaient leur place. La séparation était abolie.
     Je vécus des jours de presque bonheur…….

 

 

   3/ Interrogations….

     L’une des questions qui me brûlaient les lèvres était naturellement celle-ci :


     - Où es-tu au juste ? C’est quoi, ton univers ? Quelles sont tes occupations ?


     Et voici ce qu’elle m’avait répondu :


     - Je ne peux pas te l’expliquer. Les mots dont tu te sers, et dont je me servais moi-même « avant », ne peuvent en aucun cas décrire ou expliquer cette autre vie qui est la mienne, ni davantage mon environnement. Il s’agit ici d’un autre univers, d’autres perceptions, d’autres émotions, d’autres facultés et d’un autre langage.
     « Ce que je peux te dire seulement, car ça tu peux le comprendre, c’est que les notions de temps et d’espace n’existent plus.      Nous sommes libérés des pesanteurs terrestres et des contraintes qui corsetaient la pensée, le mouvement, la communication. Et puis, le plus important… Je n’avais, sur terre, qu’une perception étriquées de Dieu, quelque chose de vague et de peu réfléchi, un reliquat d’éducation chrétienne, une routine qui vous conduit, avec les autres, aux fêtes carillonnées, vers des messes distraites et un peu ennuyeuses… Mais ici !... Maintenant !... Tu ne peux pas imaginer… L’éblouissement dans le bonheur…

 

 

     4/ Situation : Philippe Ragueneau reproche à son épouse de l’abandonner, de ne plus lui faire de signe ou de lui parler…

     «  Quand même, aujourd’hui tu ne t’es guère occupée de moi… »


     La réponse m’arriva dans la seconde :
     « Tu ne m’as pas non plus beaucoup cherchée… »


     J’éteignis le récepteur car ce que nous avions à nous dire était plus important que les ratiocinations du journaliste de service.
     « Je ne t’ai pas beaucoup cherchée dis-tu ? Explique.


     - Je ne peux pas être avec toi tout le temps, tu le sais bien. Parfois je viens spontanément pour voir où tu en es, faire un tour chez nous, caresser les chats du regard. Mais, le plus souvent, je te rejoins quand tu en as besoin, quand tu m’appelles, quand tu as envie de me parler. Aujourd’hui, rien… Souviens-toi,de nos conventions, avant que je ne passe de l’autre côté. Pour se retrouver, il faut le vouloir, toi comme moi, ensemble. Il y a un effort à faire, comprends-tu ? Rien n’est donné, tout est mérité, là où je suis désormais et là où tu es encore. »


     - Je n’aurais garde d’oublier la leçon.


     - Un soir que nous devisions paisiblement face aux étoiles, à Gordes, les chats dormant d’un œil sur les sièges voisins, je lui avais demandé s’il se pourrait que je la voie, un jour, ne serait-ce que quelques secondes, même de loin, même un peu embrumée, - ou rien qu’un regard et un sourire, par exemple ?


     - Elle m’avait répondu :
     «  Ca, oursette, c’est dans mes cordes.


     - C’est arrivé, pourtant, pour d’autres que nous… »  

 

 

     5/ Suite…

     - A l’époque, tu voyais plus clair que moi, tu dêmélais mieux que moi des situations d’apparentes contradictions. La situation s’est inversée.


     - Justement ! Maintenant, tu penses quoi ? Ou tu sais quoi de plus ?


     - Il faut placer ce débat plus haut, à son vrai niveau. L’univers et la vie qui l’anime sont régis, entre autres choses, par la loi des grands équilibres. Tout a son   contraire. Il y a le jour et il y a la nuit ; le blanc et le noir ; la tristesse et la joie ; le bien et le mal ; et, bien entendu, la vie et la mort. Et rien ne serait possible sans   son contraire. Il n’y aurait pas de vie sans la mort – de vie sur terre, j’entends. Sans la mort, ce régulateur de la Création, la vie se détruirait elle-même par   pourrissement, c’est-à-dire de la pire façon qui soit. Imagine, par exemple, la planète couverte d’êtres se tenant au coude à coude, se piétinant…


     - On pourrait faire comme les Chinois : réglementer les naissances… Ou même les interdire.


     - Chaque âme doit, à un moment ou à un autre s’incarner. A chacun son tour. Pourquoi veux-tu que la vie d’ici soit réservée à quelques privilégiés ?


     - Mais pourquoi faut-il s’incarner ?


    
 - Pour que chaque âme ait l’opportunité de choisir librement entre le bien et le mal. C’est, dans tout le processus de la Création, la seule alternative qui soit    laissée ouverte. Toutes les autres nous sont imposées.


  
   - Tu vois bien que tu peux m’en dire beaucoup sans que j’ouvre des yeux ronds !


 
    - Je te dis le plus simple, ce que tout le monde peut comprendre, toi le premier. Je te dis un peu ce que je sais déjà, ou ai compris moi-même. Mais il y a   tellement plus !... Je n’en suis qu’à l’alphabet… Il me reste beaucoup à apprendre.

 

 

     

6/ Suite…

     - Je te l’ai déjà dit, je crois, l’amour est la clé qui ouvre toutes les portes, même et surtout celle qui nous sépare provisoirement, toi et moi, et derrière laquelle je me trouve. Or ici, où je suis, est le royaume de l’amour, pour employer des mots de « terrien. » Y serions-nous totalement heureux si nous n’y retrouvions pas ceux que nous avons aimés sur terre et qui nous ont aimés, associés à nous dans la lumineuse découverte de la communion divine ? Une réunion de famille est-elle parfaite si deux enfants en sont absents ?... Pourquoi les bêtes qui nous ont aimés, autant et parfois mieux que les hommes, et que nous avons nous-mêmes aimées à l’égal d’un enfant, pourquoi ces bêtes d’exception seraient-elles exclues du grand banquet de la vraie vie ?  Et au nom de quel tabou notre totale félicité serait-elle amputée d’une partie de ce nous-mêmes que fut, sur terre, ce grand sentiment partagé ?

 

 

     

7/ De Monseigneur Bougeaud, évêque d’Angers

     La grande et triste erreur de quelques-uns, c’est de s’imaginer que ceux que la mort emporte nous quittent : ils ne nous quittent pas, ils restent.
     Où sont-ils ? Dans l’ombre ? Oh non, c’est nous qui sommes dans l’ombre. Eux sont à côté de nous, sous le voile, plus présents que jamais.
     Nous ne les voyons pas, parce que le nuage obscur nous enveloppe, mais eux nous voient.
     Ils tiennent leurs beaux yeux pleins de lumière arrêtés sur nos yeux pleins de larmes.
     Ô consolation ineffable, les morts sont des invisibles, ce ne sont pas des absents.
     J’ai souvent pensé à ce qui pourrait le mieux consoler ceux qui pleurent. Voici : c’est la foi en cette présence réelle et ininterrompue de nos morts chéris ; c’est l’intuition claire, pénétrante , que, par la mort, ils ne sont ni éteints, ni éloignés, ni même absents, mais vivants près de nous, heureux, transfigurés, et n’ayant perdus, dans ce changement glorieux, ni une délicatesse de leur âme, ni une tendresse de leur cœur, ni une préférence de leur amour, mais ayant au contraire, dans ces profonds et doux sentiments, grandi de cent coudées.
     L
a mort, pour les bons, est la montée éblouissante dans la lumière, dans la puissance et dans l’amour.
     Ceux qui, jusque-là, n’étaient que des chrétiens ordinaires deviennent parfaits ; ceux qui n’étaient pas beaux deviennent bons ; ceux qui étaient bons deviennent sublimes.